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LA JOUISSANCE GRATUITE D’UN LOGEMENT EST-ELLE UNE LIBERALITE RAPPORTABLE ?

Des parents laissent à un enfant la jouissance exclusive gratuite d’un logement. Est-ce une donation indirecte rapportable ? Qui doit en rapporter la preuve ? La Cour de cassation répond.

La décision

Un père laisse la jouissance gratuite et exclusive d’un appartement à sa fille durant plusieurs années.

Puis le père décède et son fils, qui voit dans cette tolérance une libéralité, demande à ce que les règles du rapport successoral soient appliquées.

Article 843 du Code civil : « Tout héritier, même ayant accepté à concurrence de l’actif, venant à une succession, doit rapporter à ses cohéritiers tout ce qu’il a reçu du défunt, par donations entre vifs, directement ou indirectement ; il ne peut retenir les dons à lui faits par le défunt, à moins qu’ils ne lui aient été faits expressément hors part successorale.

… »

La 1ère chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt n°19-18.472 du 16 décembre 2020, énonce :

  • Tout d’abord que la charge de la preuve de l’existence d’une libéralité incombe à celui qui l’invoque. Ca n’est pas à l’enfant supposé avoir eu la jouissance gratuite et exclusive du logement de prouver qu’il payait un loyer. C’est cette preuve qui permettra de justifier de l’appauvrissement du donateur et l’enrichissement corrélatif du donataire, premier élément requis pour pouvoir qualifier un flux financier de donation.
  • Pour que la jouissance gratuite soit qualifiable de donation, il faut également prouver l’existence d’une intention libérale. C’est également à celui qui l’invoque d’en justifier.

Ses conséquences

Pour qu’il y ait donation, il faut que soient réunis un élément matériel et un élément intentionnel. Jusque-là, rien de nouveau.

La preuve du premier semblait simple jusqu’à ce que la Cour de cassation introduise le doute avec une décision de 2017 (Cass. 1ère civ. 11 oct 2017 n°16-21.419) aux termes de laquelle elle a considéré que « le prêt à usage constitue un contrat de service gratuit, qui confère seulement à son bénéficiaire un droit à l’usage de la chose prêtée mais n’opère aucun transfert d’un droit patrimonial à son profit, notamment de propriété sur la chose ou ses fruits et revenus, de sorte qu’il n’en résulte aucun appauvrissement du prêteur ». Position surprenante : renoncer aux revenus d’un bien immobilier n’est-il pas un transfert de flux négatif ?

La preuve du second est encore plus délicate.

A partir de quand, laisser son enfant occuper gratuitement un logement est-il révélateur d’une intention libérale ?

Le critère est-il temporel ? Est-ce seulement au bout de plus d’un an que l’on peut considérer que l’on ne se trouve plus dans la simple aide matérielle ? Est-ce seulement la jouissance exclusive qui est visée ?

Le critère est-il quantitatif ? L’occupation d’un logement dont la valeur locative est très importante permet-elle de considérer que l’intention libérale est plus rapidement caractérisée que si elle porte simplement sur un garage ?

Le critère est-il subjectif ? Si l’enfant logé est sans le sou, il s’agirait d’une aide relevant de l’obligation alimentaire ? Si l’enfant logé est financièrement à l’aise, la preuve de l’intention libérale est-elle automatiquement constituée ?

Les professionnels savent bien à quel point ces questions recèlent des contentieux à n’en plus finir.

Cour de cassation

1re chambre civile

16 Décembre 2020

Numéro de pourvoi : 19-18.472

Numéro d’arrêt : 809


Mme Marie-Christine G., domiciliée […], a formé le pourvoi n W 19-18.472 contre l’arrêt rendu le 17 juillet 2018 par la cour d’appel d’Amiens (1 chambre civile), dans le litige l’opposant à M. Claude G., domicilié […], défendeur à la cassation.

La demanderesse invoque, à l’appui de son pourvoi, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Poinseaux, conseiller, les observations de la SCP N., de L. et H., avocat de Mme G., après débats en l’audience publique du 3 novembre 2020 où étaient présents Mme Batut, président, Mme Poinseaux, conseiller rapporteur, M. Vigneau, conseiller doyen faisant fonction de doyen, et Mme Berthomier, greffier de chambre,

la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l’arrêt attaqué (Amiens, 17 juillet 2018), Rose B. et Jean G., son époux, sont respectivement décédés les 26 janvier 2008 et 6 novembre 2013, laissant pour leur succéder leurs deux enfants, Claude et Marie-Christine. Des difficultés sont survenues lors du règlement de la succession.

Examen des moyens

Sur le second moyen, ci-après annexé

2. En application de l’article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n’y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n’est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Mais sur le premier moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

3. Mme G. fait grief à l’arrêt de dire qu’elle doit rapporter à la succession de Jean G. une somme équivalente à la valeur locative de l’appartement situé à Compiègne, […], pour la période du 2 décembre 2009 au 6 novembre 2013, alors « que seule une libéralité, qui suppose un appauvrissement du donateur dans l’intention de gratifier son héritier, est rapportable à la succession ; qu’au cas présent, pour juger que Mme G. devait rapporter à la succession un montant équivalent à la valeur locative de l’appartement de Compiègne pour la période du 2 décembre 2009 au 6 novembre 2013, la cour d’appel s’est bornée à relever que celle-ci occupe privativement cet appartement depuis 1986 ; qu’en statuant ainsi, sans toutefois constater l’existence d’une intention libérale de Jean G. à l’égard de sa fille, la cour d’appel a violé l’article 843 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l’article 843 du code civil :

4. Selon ce texte, tout héritier doit rapporter à ses cohéritiers tout ce qu’il a reçu du défunt, par donations entre vifs, directement ou indirectement. Une libéralité suppose un appauvrissement du disposant dans l’intention de gratifier son héritier.

5. Pour dire que Mme G. doit rapporter à la succession une indemnité d’occupation, l’arrêt retient qu’elle occupe privativement l’appartement de Compiègne depuis 1986 et n’est pas en mesure de justifier du paiement d’un loyer à son père, par les quelques quittances produites, que pour les années 2003 et 2004 ainsi que 2007 et 2008.

6. En se déterminant ainsi, sans constater, comme il le lui incombait, l’intention libérale du donateur, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision.

Et sur le premier moyen, pris en sa seconde branche

Enoncé du moyen

7. Mme G. fait le même grief à l’arrêt, alors « qu’il appartient à l’héritier qui demande un rapport à la succession de prouver l’existence d’une libéralité ; qu’à ce titre, il lui incombe d’établir l’existence d’un dépouillement irrévocable du donateur réalisé dans l’intention de gratifier le cohéritier ; qu’au cas présent, en retenant, pour faire droit à la demande de rapport à la succession formée par M. Claude G., que Mme G. ne justifiait du paiement d’un loyer à son père que pour les années 2003, 2004, 2007 et 2008, la cour d’appel a inversé la charge de la preuve en méconnaissance de l’article 1315, devenu 1353 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 1353 et 843 du code civil :

8. Il résulte de ces textes que c’est à celui qui invoque l’existence d’une donation d’en rapporter la preuve.

9. Pour dire que Mme G. doit rapporter à la succession de Jean G. une indemnité d’occupation, l’arrêt retient qu’elle n’est en mesure de justifier du paiement d’un loyer à son père, par les quelques quittances produites, que pour les années 2003 et 2004 ainsi que 2007 et 2008.

10. En statuant ainsi, alors qu’il appartenait à M. Claude G. d’établir que sa soeur avait occupé l’appartement à titre gratuit, la cour d’appel, qui a inversé la charge de la preuve, a violé le texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu’il dit que Mme Marie-Christine G. doit rapporter à la succession de Jean G. une somme équivalant à la valeur locative de l’appartement situé à Compiègne, […], pour la période du 2 décembre 2009 au 6 novembre 2013, l’arrêt rendu le 17 juillet 2018, entre les parties, par la cour d’appel d’Amiens ;

Remet, sur ce point, l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Douai ;

Condamne M. G. aux dépens ;

En application de l’article 700 du code de procédure civile, rejette la demande ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l’arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du seize décembre deux mille vingt.

MOYENS ANNEXES au présent arrêt

Moyens produits par la SCP N., de L. et H., avocat aux Conseils, pour Mme G.

PREMIER MOYEN DE CASSATION

IL EST FAIT GRIEF à l’arrêt attaqué D’AVOIR dit que Madame Marie-Christine G. doit rapporter à la succession de Monsieur Jean G. une somme équivalente à la valeur locative de l’appartement situé à Compiègne, […], pour la période du 2 décembre 2009 au 6 novembre 2013 ;

AUX MOTIFS QUE Madame Marie-Christine G. occupe privativement l’appartement de Compiègne depuis 1986 et n’est en mesure de justifier du paiement d’un loyer à son père, par les quelques quittances produites, que pour les années 2003 et 2004 ainsi que 2007 et 2008 ; que selon l’article 843 du code civil, tout héritier doit rapporter à ses cohéritiers tout ce qu’il a reçu du défunt, par donations entre vifs, directement ou indirectement ; que Madame G. devra donc rapporter à la succession un montant équivalent à la valeur locative de l’appartement à compter du 2 décembre 2009, comme demandé par Monsieur Claude G., jusqu’au décès de Jean G. (arrêt attaqué, p. 3-4) ;

1) ALORS, d’une part, QUE seule une libéralité, qui suppose un appauvrissement du donateur dans l’intention de gratifier son héritier, est rapportable à la succession ; qu’au cas présent, pour juger que Madame G. devait rapporter à la succession un montant équivalent à la valeur locative de l’appartement de Compiègne pour la période du 2 décembre 2009 au 6 novembre 2013, la cour d’appel s’est bornée à relever que celle-ci occupe privativement cet appartement depuis 1986 ; qu’en statuant ainsi, sans toutefois constater l’existence d’une intention libérale de Monsieur Jean G. à l’égard de sa fille, la cour d’appel a violé l’article 843 du code civil ;

2) ALORS, d’autre part, QU’ il appartient à l’héritier qui demande un rapport à la succession de prouver l’existence d’une libéralité ; qu’à ce titre, il lui incombe d’établir l’existence d’un dépouillement irrévocable du donateur réalisé dans l’intention de gratifier le cohéritier ; qu’au cas présent, en retenant, pour faire droit à la demande de rapport à la succession formée par Monsieur Claude G., que Madame G. ne justifiait du paiement d’un loyer à son père que pour les années 2003, 2004, 2007 et 2008, la cour d’appel a inversé la charge de la preuve en méconnaissance de l’article 1315, devenu 1353 du code civil.

SECOND MOYEN DE CASSATION

IL EST FAIT GRIEF à l’arrêt attaqué D’AVOIR dit n’y avoir lieu en l’état, avant toute évaluation de l’immeuble, de statuer sur la demande d’attribution préférentielle de l’appartement situé à Compiègne, formée par Madame Marie-Christine G. ;

AUX MOTIFS QUE sur l’attribution préférentielle de l’appartement de Compiègne à Madame Marie-Christine G., Monsieur Claude G. fait part de ses doutes quant à l’intention réelle de sa soeur d’obtenir l’attribution préférentielle de l’appartement alors qu’elle ne formule aucune proposition chiffrée ni ne règle les charges de copropriété ; que la demanderesse répond qu’elle n’est pas en mesure de faire une proposition chiffrée, avant l’évaluation du bien ; que Madame G. vit dans l’appartement depuis 1986 ; qu’elle indique percevoir le RSA ; que les charges de copropriété ne sont pas payées et Monsieur G. indique que le solde de charges impayées s’élevait en février 2015 à 4.801,62 € ; qu’il est prématuré de statuer sur la demande d’attribution préférentielle, en l’absence de détermination de la valeur de l’appartement et de proposition concrète de règlement, avec ses modalités, faite par la demanderesse de la part revenant à son frère ; qu’il appartiendra à Madame G. de réitérer sa demande auprès du notaire dans le cadre des opérations de partage et les parties soumettront éventuellement leur désaccord à la décision des juges (arrêt attaqué, p. 3) ;

1) ALORS, d’une part, QUE tout héritier copropriétaire peut demander l’attribution préférentielle de la propriété du local qui lui sert effectivement d’habitation, s’il y avait sa résidence à l’époque du décès ; que cette attribution préférentielle n’est pas subordonnée à l’évaluation préalable du bien ; qu’au cas présent, en considérant qu’il était prématuré de statuer sur la demande de Madame G. tendant à l’attribution préférentielle de l’appartement de Compiègne dans lequel elle vit depuis 1986, en l’absence de détermination de la valeur de l’appartement et de proposition concrète de règlement faite par celle-ci, la cour d’appel, qui a ajouté à la loi des conditions qu’elle ne prévoit pas, a violé l’article 831-2 du code civil ;

2) ALORS, d’autre part, QUE la dénaturation par omission entraîne la censure de la décision qui en est entachée ; qu’au cas présent, Madame G. avait produit à l’appui de ses écritures d’appel trois évaluations d’agence immobilière (sous les pièces n 22, 23 et 26, prod.), dont il ressortait clairement que l’appartement situé à Compiègne était évalué dans une fourchette comprise entre 70.000 € et 90.000 € ; qu’en refusant de se prononcer sur la demande de Madame G., qui sollicitait l’attribution préférentielle de ce bien immobilier, parce que la valeur de celui-ci n’aurait pas été déterminée, sans examiner ni même viser ces documents qui lui auraient pourtant permis de statuer, la cour d’appel a dénaturé ces pièces, en violation de l’article 4 du code de procédure civile.

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