Soulevée devant le Tribunal administratif de Nice, la question reste très incertaine et doit susciter la prudence des professionnels. Décryptage.
La décision
Aux termes d’une donation-partage, il est attribué à Mme D, l’usufruit viager des parts sociales appartenant à son père. Mme D apporte à sa holding ledit usufruit « pour une durée de 30 ans », et reçoit en rémunération la pleine propriété d’actions.
L’administration réagit : il s’agissait d’une première cession d’usufruit temporaire à titre onéreux. La valeur des droits apportés était donc taxable comme un revenu (exclusion du régime des plus-values) en vertu de l’article 13-5 du CGI :
« … le produit résultant de la première cession à titre onéreux d’un même usufruit temporaire ou, si elle est supérieure, la valeur vénale de cet usufruit temporaire est imposable au nom du cédant, personne physique ou société ou groupement qui relève des articles 8 à 8 ter dans la catégorie de revenus à laquelle se rattache, au jour de la cession, le bénéfice ou revenu procuré ou susceptible d’être procuré par le bien ou le droit sur lequel porte l’usufruit temporaire cédé.
… ».
Mme D saisit le TA de Nice. Selon elle, l’usufruit apporté ne pouvait durer plus de 30 ans, durée maximale prévue par l’article 619 du Code civil lorsqu’il est détenu par une personne morale. Pour autant, cette contrainte « n’a pas dénaturé le caractère viager de l’usufruit apporté par la requérante dès lors qu’en cas de décès de celle-ci avant l’expiration de la période de 30 ans, cet usufruit reviendrait au donateur conformément à la clause de retour prévue dans l’acte de donation ».
Le Tribunal administratif de Nice, par jugement du 30 décembre 2020, déboute Mme D au motif que « cette circonstance ne remet pas en cause le caractère temporaire de l’usufruit apporté à la SAS A. dès lors que l’acte de cession de cet usufruit porte sur une durée fixe. Par ailleurs, la circonstance que la durée fixée dans l’acte soit la durée maximum posée à l’article 619 du code civil ne remet pas davantage en cause le caractère temporaire de cet usufruit. Dans ces conditions, c’est à bon droit que l’administration a fait application des dispositions du 1° du 5 de l’article 13 du code général des impôts et a imposé le produit résultant de la cession dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux et non sous le régime des plus-values ».
Décryptage
Il est regrettable que la maladresse de Mme D vienne polluer la réflexion.
En effet, si l’acte d’apport mentionne que l’usufruit apporté est d’une durée de 30 ans, il est difficile de l’analyser autrement qu’en un apport d’usufruit temporaire, quand bien même cet apport serait affecté d’une condition résolutoire de prédécès de Mme D.
Si l’acte d’apport avait mentionné que l’usufruit apporté consistait en un usufruit viager constitué sur la tête Mme D, la question eût été plus délicate.
Dans une telle hypothèse, l’analyse de la doctrine fait émerger :
- Une certitude : l’usufruit apporté prend fin au décès de Mme D ;
- Une incertitude : si Mme D vit au-delà de 30 ans, l’usufruit apporté prend-il fin à son décès ou au bout de 30 ans ?
La Cour de cassation s’est déjà en partie prononcée sur la question.
Voir : https://www.resodinfo.fr/actualites/usufruit-viager-detenu-par-une-personne-morale/
Dans cette décision n°16-26503 du 26 septembre 2018, la Chambre commerciale de la Cour suprême avait retenu que l’usufruit, qui n’est cédé que pour la durée de la survivance de personnes physiques est de nature viagère, peu important que cet usufruit entre personnes morales ne puisse excéder trente ans.
A suivre …
Ci-dessous la décision :
TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE NICE N°1803411
Décision du 30 décembre 2020
Le tribunal administratif de Nice (4ème Chambre) 19-06C
Vu la procédure suivante :
Par une requête, enregistrée le 6 aout 2018, Mme D., représentée par Me Hiss, demande au tribunal :
1°) la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et des pénalités y afférentes mises à sa charge au titre de l’année 2013 ;
2°) de mettre à la charge de l’Etat les frais irrépétibles sur le fondement de l’article L.761-1 du code de justice administrative ;
Elle soutient que les dispositions du 1° du 5 de l’article 13 du code général des impôts ne s’appliquent pas au cas particulier ; l’apport de son usufruit viager au capital de la société A. relève des dispositions applicables en matière de plus-value. Par un mémoire en défense, enregistré le 12 décembre 2018, la directrice du contrôle fiscal Sud-est conclut au rejet de la requête.
Elle soutient que les moyens ne sont pas fondés.
Par ordonnance du 17 septembre 2020, la clôture d’instruction a été fixée au 19 octobre 2020.
Vu :
- les autres pièces des dossiers.
Vu :
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020;
- le code de justice administrative. Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ;
Après avoir entendu au cours de l’audience publique :
- le rapport de Mme Mahé, rapporteur;
- et les conclusions de M. Herold, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
- A la suite d’un contrôle sur pièces, Mme D. a été assujettie à des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et aux pénalités y afférentes au titre de l’année 2013 après que l’administration fiscale ait requalifié l’apport en usufruit de 36 parts sociales de la SNC D.et compagnie à la société A. en cession d’usufruit temporaire imposable dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux. Mme D. a présenté une réclamation, le 26 février 2018, qui a fait l’objet d’une décision de rejet le 25 juin 2018. Mme D. demande la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu, de la contribution sur les hauts revenus et des pénalités correspondantes auxquelles elle a été assujettie au titre de l’année 2013 soit un montant total de 710.106 euros.
Sur le bien-fondé des impositions :
En ce qui concerne la loi fiscale :
- Aux termes de l’article 13 du code général des impôts en vigueur au jour de la cession : «1. Le bénéfice ou revenu imposable est constitué par l’excédent du produit brut, y compris la valeur des profits et avantages en nature, sur les dépenses effectuées en vue de l’acquisition et de la conservation du revenu. 2. Le revenu global net annuel servant de base à l’impôt sur le revenu est déterminé en totalisant les bénéfices ou revenus nets mentionnés aux I à VI de la 1re sous-section de la présente section ainsi que les revenus, gains nets, profits, plus-values (…) 3. Le bénéfice ou revenu net de chacune des catégories de revenus visées au 2 est déterminé distinctement suivant les règles propres à chacune d’elles. (…) 5.1. Pour l’application du 3 et par dérogation aux dispositions du présent code relatives à l’imposition des plus-values, le produit résultant de la première cession à titre onéreux d’un même usufruit temporaire ou, si elle est supérieure, la valeur vénale de cet usufruit temporaire est imposable au nom du cédant, personne physique ou société ou groupement qui relève des articles 8 à 8 ter, dans la catégorie de revenus à laquelle se rattache, au jour de la cession, le bénéfice ou revenu procuré ou susceptible d’être procuré par le bien ou le droit sur lequel porte l’usufruit temporaire cédé. Lorsque l’usufruit temporaire cédé porte sur des biens ou droits procurant ou susceptibles de procurer des revenus relevant de différentes catégories, le produit résultant de la cession de cet usufruit temporaire, ou le cas échéant sa valeur vénale, est imposable dans chacune de ces catégories à proportion du rapport entre, d’une part, la valeur vénale des biens ou droits dont les revenus se rattachent à la même catégorie et, d’autre part, la valeur vénale totale des biens ou droits sur lesquels porte l’usufruit temporaire cédé. 2. Pour l’application du 1 du présent 5 et à défaut de pouvoir déterminer, au jour de la cession, une catégorie de revenus, le produit résultant de la cession de l’usufruit temporaire, ou le cas échéant sa valeur vénale, est imposé : (…) c) Dans la catégorie des bénéfices non commerciaux, dans les autres cas ». Aux termes de l’article 619 du code civil : « L’usufruit qui n’est pas accordé à des particuliers ne dure que trente ans ».
- Les dispositions du 1° du 5 de l’article 13 du code général des impôts prévoient que le produit résultant de la première cession à titre onéreux d’un même usufruit temporaire est imposable au nom du cédant dans la catégorie de revenus à laquelle se rattache, au jour de la cession, le bénéfice ou revenu procuré. Leur champ d’application recouvre ainsi toutes les premières cessions à titre onéreux d’un même usufruit pour une durée explicitement déterminée entre les parties à l’acte de cession.
- Il résulte de l’instruction que M. D. a consenti à sa fille, Mme D., une donation-partage portant sur l’usufruit viager de 36 parts sociales de la société « D.et Cie ». Le 10 décembre 2013, Mme D. a apporté à la SAS A., créée pour les besoins de l’apport, l’usufruit des 36 parts sociales pour une durée de 30 ans, pour une valeur de 34.666,66 euros la part en usufruit, soit un montant total de 124.8000 euros pour 36 parts. En rémunération de cet apport, Mme D. a reçu la pleine propriété de 12.480 actions de 100 euros entièrement libérées.
- L’administration fiscale a considéré que cet apport à la SAS A. constituait une première opération de cession d’usufruit temporaire à titre onéreux imposable dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux. Mme D. conteste cette analyse en faisant valoir que si l’article 7 de l’acte de constitution de la SAS A. relatif aux apports prévoit une durée de 30 ans, cette durée, qui correspond à la durée maximale prévue par les dispositions de l’article 619 du code civil, n’a pas dénaturé le caractère viager de l’usufruit apporté par la requérante dès lors qu’en cas de décès de celle-ci avant l’expiration de la période de 30 ans, cet usufruit reviendrait au donateur conformément à la clause de retour prévue dans l’acte de donation du 23 juillet 2013. Toutefois, cette circonstance ne remet pas en cause le caractère temporaire de l’usufruit apporté à la SAS A. dès lors que l’acte de cession de cet usufruit porte sur une durée fixe. Par ailleurs, la circonstance que la durée fixée dans l’acte soit la durée maximum posée à l’article 619 du code civil ne remet pas davantage en cause le caractère temporaire de cet usufruit. Dans ces conditions, c’est à bon droit que l’administration a fait application des dispositions du 1° du 5 de l’article 13 du code général des impôts et a imposé le produit résultant de la cession dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux et non sous le régime des plus-values.
- Mme D. soutient que l’imposition dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux générée par l’apport des droits à la SAS A. aboutit à une imposition confiscatoire dès lors que l’usufruit viager consenti par son père a également généré des droits d’enregistrement de 401.693 euros. Toutefois, la donation-partage et l’apport d’usufruit à la SAS A. sont deux opérations distinctes qui ont des incidences fiscales prévues par des régimes législatifs différents. Dès lors ce moyen doit être écarté.
En ce qui concerne la doctrine administrative :
- A supposer que la requérante ait entendu se prévaloir de la doctrine administrative, les énonciations du BOI-IR-BASE-10-10-30 du 5 août 2015, lesquelles sont au demeurant postérieures à l’année d’imposition en litige, ne comportent aucune interprétation de la loi fiscale différente de celle dont le présent jugement fait application.
- Il résulte de tout ce qui précède que les conclusions à fins de décharge des impositions litigieuses doivent être rejetées ainsi que, par voie de conséquence, les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
DE C I D E :
Article 1er : La requête présentée par Mme D. est rejetée.
Article 2 : Le présent jugement sera notifié à Mme D. et à la direction du contrôle fiscal Sud-est.