Une société usufruitière fait réaliser des travaux constructifs. Peut-elle agir en responsabilité décennale contre le maître d’œuvre ? La Cour de cassation prend une position qui interroge.
La décision
La société GIOVANELLA, en sa qualité d’usufruitière d’un tènement immobilier, confie à la société BCA, la réalisation de la charpente métallique et du revêtement d’un bâtiment à usage commercial. Invoquant l’existence de malfaçons, elle interrompt les règlements et assigne l’entreprise ainsi que son assureur en responsabilité décennale.
La Cour d’appel – CA BASTIA 15 septembre 2021 Chambre civile section 2 – la déboute pour absence d’intérêt à agir, seul le propriétaire du tènement étant créancier d’une action en responsabilité décennale.
La société GIOVANELLA forme un pourvoi au motif « qu’en énonçant que la société Giovellina, usufruitière, serait sans qualité pour agir en garantie décennale, tout en constatant qu’elle était liée à la société BCA par un contrat de louage d’ouvrage et qu’elle avait fait construire l’immeuble litigieux en qualité de maitresse d’ouvrage, la cour d’appel a violé les articles 578 et 1792 du code civil. »
La Cour de cassation – Chambre civile 3, 16 novembre 2022, 21-23.505, Publié au bulletin – la déboute également sur ce fondement :
« L’usufruitier, quoique titulaire du droit de jouir de la chose comme le propriétaire, n’en est pas le propriétaire et ne peut donc exercer, en sa seule qualité d’usufruitier, l’action en garantie décennale que la loi attache à la propriété de l’ouvrage et non à sa jouissance.
C’est, dès lors, à bon droit que la cour d’appel, qui a relevé que la société Giovellina reconnaissait être usufruitière de l’ouvrage et devant laquelle elle ne prétendait pas avoir été mandatée par le nu-propriétaire, a retenu que cette société ne pouvait agir contre le constructeur et son assureur sur le fondement de la garantie décennale.
Le moyen n’est donc pas fondé. »
La société usufruitière invoquait également : « qu’à le supposer sans qualité pour agir en garantie décennale, l’usufruitier lié par un contrat de louage d’ouvrage au constructeur, a en tout état de cause qualité pour agir en réparation de l’ensemble des désordres y compris de nature décennale, affectant l’ouvrage, sur le fondement de la responsabilité contractuelle de droit commun ; »
Sur ce point, la Cour de cassation lui donne raison :
« Vu les articles 1134 et 1147 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 : (…)
Il en résulte que l’usufruitier, qui n’a pas qualité pour agir sur le fondement de la garantie décennale, peut néanmoins agir, sur le fondement de la responsabilité contractuelle de droit commun, en réparation des dommages que lui cause la mauvaise exécution des contrats qu’il a conclus pour la construction de l’ouvrage, y compris les dommages affectant l’ouvrage. »
Décryptage
Avant toutes choses, notons que même si la Cour suprême conteste à l’usufruitier la qualité pour agir sur le fondement de la garantie décennale, il n’est pas interdit au nu-propriétaire de le mandater pour intervenir en ses lieu et place.
La cause n’est donc pas désespérée. C’est heureux, car le financement et la réalisation de travaux à l’initiative de l’usufruitier présente de nombreux avantages d’ordre patrimonial notamment.
En effet, pour ne retenir qu’un élément d’illustration, rappelons qu’à l’extinction de l’usufruit, le nu-propriétaire n’est tenu d’aucune indemnisation au titre des améliorations (notamment travaux) réalisées. Art. 599 C. civ.
Revenons au fond du problème. Une partie de La doctrine considère que le maître d’ouvrage est le propriétaire du terrain, ou au moins le titulaire du droit à construire, pour qui l’ouvrage est édifié en vertu d’un contrat d’entreprise, et qui paie les travaux.
Il ne semble donc pas que ce statut soit du monopole du propriétaire.
L’usufruitier étant titulaire d’un droit réel, il est en droit de prendre l’initiative de travaux sur le bien immobilier démembré. Dès lors, n’est-il pas sévère de lui refuser le droit d’assurer le suivi et d’agir en cas de désordres ?
C’est en tout cas l’avis d’une partie de la doctrine.
La Cour de cassation avait retenu en 2009 que le locataire, qui n’est titulaire que d’un simple droit de jouissance sur l’ouvrage dont il n’a pas la propriété, ne peut se prévaloir de la qualité de maître de l’ouvrage et ne dispose donc pas de l’action en garantie décennale que la loi attache à la propriété de l’ouvrage et non à sa jouissance (Cass., civ.3, 1er juillet 2009, n° 08-14.714). Mais le locataire ne dispose que d’un droit personnel alors que l’usufruitier dispose d’un droit réel.
Pour autant, la Cour de cassation est restée sur sa position restrictive.
En pratique, l’usufruitier qui fait construire pourra agir :
– sur le fondement de la garantie décennale uniquement si le nu-propriétaire le mandate,
– sur le fondement de la responsabilité contractuelle de droit commun, y compris pour les dommages affectant l’ouvrage.
Pour consulter la décision :
https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000046583048?page=1&pageSize=10&query=21-23505&searchField=ALL&searchType=ALL&sortValue=DATE_DESC&tab_selection=juri&typePagination=DEFAULT